historique

Quel peut être l’intérêt de revenir sur ce demi-siècle de recherches autour de la machine à composer ? Tout d’abord, observer l’effervescence d’une profession qui voyait les presses mécaniques, souvent mues à la vapeur, remplacer les anciennes presses à bras, dans les journaux puis dans les imprimeries de labeur. Et se mettre un peu à la place des « typos » de l’époque, qui pour la plupart ne croyaient pas à l’avènement d’un système de composition mécanisée. En 1893, alors que certaines machines sont déjà en service dans les ateliers, Venceslas Bausa, fondeur de caractères, donnait l’avis suivant : « Si les ingénieurs qui se martèlent le crâne à son intention (…) pouvaient remplacer la composition manuelle par la machine, leur persévérance serait comprise ; mais il n’en est pas ainsi : on ne pourra jamais composer automatiquement comme on imprime, comme on tisse ou comme on file (…) »

À l’heure où l’intelligence artificielle envahit tous les domaines de la production, matérielle ou intellectuelle, il est intéressant de revenir sur cette époque où, après plusieurs siècles sans grande évolution dans la composition typographique, des inventeurs ont cru à la mécanisation, voire l’automatisation, d’un processus que beaucoup de typos considéraient comme lié à l’intelligence humaine.

Il est intéressant également de constater que, comme dans d’autres domaines où la mécanisation a remplacé le bras de l’homme (par exemple l’agriculture), ce n’est pas le système qui essaie de reproduire le geste de l’homme qui connaît le succès, mais bien plutôt celui qui essaie de trouver une voie tout à fait nouvelle.

Enfin, cette étude tire de l’oubli un certain nombre d’inventeurs, qui pour beaucoup ont fait preuve d’une grande ingéniosité et pour certains ont associé leur vie entière à une invention dont ils n’ont tiré ni gloire ni profit…

Les premiers essais destinés à accélérer le travail du compositeur ont conduit aux « logotypes » (caractères fondus ensemble, ou soudés), qui permettent de « lever » une syllabe ou un mot d’un seul geste. Les logotypes, expérimentés à partir de 1775, étaient encore utilisés à la fin du xixe siècle à la Gazette de France.

Les premiers essais de machines, vers 1815, sont dus à Benjamin Forster (à Londres), puis en 1820 à Pierre Leroux et à William Church. A cette première époque, on peut encore rattacher les tentatives de Ballanche, Chaix, Young (1844), Gaubert. Ces machines sont conçues sur un principe qui sera expérimenté par la plupart des inventeurs jusqu’à la fin du siècle : celui du « piano à caractères », dans lequel les lettres, stockées dans des tubes, sont libérées par l’action des touches d’un clavier similaire à celui d’un piano. Parmi les modèles proposés durant la deuxième moitié du siècle, certains eurent une notoriété plus grande : citons les appareils de Brackelsberg, Hattersley, Kastenbein, Paige, Wicks, les machines Empire et surtout Thorne (qui reprend, avec plus de succès, l’invention de Soërensen). La justification est souvent assurée à la main ; la distribution, elle, est parfois traitée, le plus souvent par un système de crans sur les caractères qui servent de « clé » pour choisir le bon conduit dans le magasin de la composeuse, conduit fermé par une « serrure ». La fonte de caractères spécialement adaptés à une machine apparaît en général comme un inconvénient significatif (ainsi que la fragilisation des caractères par les crans multiples, surtout dans les petits corps).

L’Exposition caxtonienne de Londres, en 1877, avec 6 machines présentées, fut l’occasion d’un premier bilan. Aucune machine, à cette époque, n’est vraiment en fonctionnement dans un atelier.

Les expositions universelles sont un moyen intéressant de voir comment ces machines ont été reçues par le public et par les professionnels, et de suivre leurs évolutions. On a donc consacré une page à ces expositions.

La justification et la distribution, opérations complémentaires de la composition classique, font parfois l’objet de machines distinctes, avec des résultats plus ou moins heureux. Celles de Mac Millan et de Lagerman semblent avoir donné satisfaction.

Durant ce demi-siècle qui précéda l’avènement des machines Linotype et Monotype, bien des inventions virent le jour. La machine Lagerman ressemblait à un « entonnoir à caractères », fixé sur le bord de la casse. Le système de M. Hooker pourrait passer pour un précurseur de nos « crayons électroniques ». La « dominicaine », conçue par le R.P. Calendoli, occupe deux étages et promet, au début, une cadence de 50 000 lettres à l’heure !

D’autres chercheurs partent sur la voie du clichage. Ainsi la Coptotype en 1845, la machine de Flamm, en 1863, le brevet américain de M. Sweet en 1866, la Néo-typo en 1875, le système Goodson en 1884, la machine Turbelin, la Typomatrix Sears en 1889.

Le système de M. Cox, en 1886, utilise des espaces en ruban gaufré, et la justification s’opère par une pression latérale ; ce principe d’« espace extensible » sera utilisé ensuite sur les machines à lignes-blocs.

Cette ligne-bloc est la voie qu’explora, avec le succès qu’on connaît, Mergenthaler à partir de 1876 pour donner naissance à la Linotype. De nombreuses machines exploitèrent la même veine, mais avec moins de résultats (par exemple la Typograph, la Linograph, la Monoline, et bien sûr l’Intertype qui elle eut une carrière comparable à son aînée).

Un état des lieux, en 1893, sera fait à Chicago, lors de la grande Exposition universelle, où six machines sont présentées.

Parallèlement, l’idée de fondre des caractères neufs, mais séparés, était elle aussi ancienne. Elle résultait des problèmes rencontrés pour la distribution sur les machines à composer « classiques » et du souci d’obtenir une meilleure qualité d’impression. C’est ainsi que les machines Kastenbein, installées au Times, étaient alimentées en caractères neufs fondus sur place. Et l’idée d’utiliser un ruban perforé pour « coder » la composition, sur le modèle des métiers Jacquard, avait été aussi retenue par plusieurs inventeurs (par exemple Mackie, en 1867, et Goodson, en 1884). (La « machine palpante » de MM. Kniaghininsky, Galahoff et Ossipoff, en 1866, utilisait déjà la fée Électricité pour lire la bande perforée.) La réunion des deux procédés fut l’œuvre de Tolbert Lanston, qui donna naissance à la machine Monotype (laquelle connut, comme la Linotype, des imitations, mais en nombre beaucoup plus restreint ; citons la Dyotype, de M. Pinel. L’Electrotypographe (machine Meray-Rozar) reprend ce principe en 1898 avec des perfectionnements qui ne suffiront pas à lui assurer un avenir.

Les premiers essais de « composition programmée », dans les années 1960-1970, s’inspirèrent de ces machines, du moins pour l’aspect « saisie sur bande perforée » et calcul de la justification.

Pour finir, il faut dire que l’utilisation de la photographie pour la composition avait été entrevue très tôt, dès le milieu du XIXe siècle. A la suite des travaux de John Talbot pour appliquer les daguerréotypes à la reproduction des illustrations, on vit éclore diverses inventions : l’appareil de E. Pozzelt, en 1895 ; celui de M. Friese-Creene, à la même époque. Puis la Photoline de Dulton (une machine du même nom fut proposée par Bawtree) parvinrent au stade du prototype, et on trouve déjà le principe du tambour porte-matrices, ainsi que l’appareil de MM. Hunter et August, essayé au Morning Post mais non commercialisé. Mais nous sommes ici dans la préhistoire des photocomposeuses, et c’est un autre sujet…

Peu de machines ont survécu aux années et sont présentées dans des musées. En dehors de la Linotype (et de ses dérivés) et de la Monotype, on peut voir la Typograph (Nantes, Rendsburg, Mondovi, Leipzig), une machine Kastenbein (Munich), une machine Soërensen (Copenhague), le Paige Compositor (Hartford), une Thorne (North Andover).

Annexes

1. Composition mécanique et qualité typographique

2. Conséquences sociales de la composition mécanique