Tolbert Lanston et la Monotype
La vie de Tolbert Lanston est moins bien connue que celle d’Ottmar Mergenthaler. Ce dernier a bénéficié d’une aura d’inventeur génial, égal à Gutenberg, qui est sans doute la conséquence du succès indéniable de ses machines.
Lanston, tout comme Mergenthaler, n’était pas typographe. Il naquit le 3 février 1844 à Troy, petite ville de l’Ohio. A quinze ans, il part gagner sa vie. Peu après éclate la guerre de Sécession. Il s’engage comme volontaire et quitte l’armée à la fin de la guerre, en 1865, avec le grade de sergent. A la recherche, comme beaucoup de soldats démobilisés, d’un travail, il se rend à Washington où il est embauché au bureau des Pensions, qui s’occupait des soldats nécessiteux ou blessés. Tout en occupant son emploi, avec une efficacité qui lui vaut des promotions, il suit des cours de droit et est admis comme avocat à la cour suprême du district de Columbia.

On le voit, rien ne prédestinait T. Lanston à devenir l’inventeur d’une machine à composer qui rivalisa avec les linotypes jusqu’à l’arrivée des photocomposeuses. Cependant une autre facette de sa personnalité doit être soulignée : c’était un inventeur, un de ces hommes qui face aux aléas de la vie quotidienne sont sans cesse en train d’imaginer une solution, de tracer des plans… et de demander des brevets.
La description de ces brevets montre des centres d’intérêt très variés, sans rapport avec l’invention qui devait le rendre célèbre (sa machine à additionner, qui pourrait être rapprochée de la monotype, a été brevetée plus tard). Voici donc un aperçu de ses trouvailles : un fer à cheval dont les crampons sont amovibles, une cheminée améliorée pour locomotive, un robinet anti-fuites, un monte-charge hydraulique, un cadenas, une brosse-peigne…
Mais une rencontre qu’il fit à Washington devait orienter ses efforts vers la composition typographique. En effet il fit la connaissance du colonel Seaton, qui était le fils d’un propriétaire de journal. Le colonel Seaton devint directeur du service du recensement, et c’est en rendant visite à son ami que Lanston put voir une machine inventée par Herman Hollerith, dénommée « Hollerith Electric Tabulating System », qui traitait les données statistiques en utilisant des cartes perforées. (H. Hollerith fonda la Tabulating Machine Company en 1896, société qui prit la dénomination, en 1924, de « International Business Machines Corporation », IBM.)
T. Lanston imagina dès lors une machine, pour la construction de laquelle il bénéficia de l’aide financière de son ami Seaton, et qui fut présentée en 1887 (c’est à cette même date que, pour la première fois, la machine de Hollerith fut expérimentée : elle traita avec succès les statistiques de recensement de Baltimore).
Lanston appela son système la « Type Forming and Composing Machine ».

Ce modèle resta au stade prototype. Un de ses principaux inconvénients était certainement la lenteur imposée par le mécanisme d’emboutissage des caractères.
En 1893 a lieu à Chicago une grande exposition (World’s Columbian Exposition). A côté de la Triangle Monotype est présenté un autre modèle, qui résout le problème de vitesse de manière radicale : c’est une machine « quadruple », avec 4 moules et 4 châssis…

Aussi, trois ans plus tard, T. Lanston imagina une nouvelle « Machine for making justified lines of type », plus connue comme la « Triangle Monotype ». Cette fois les caractères sont fondus. Comme dans la machine précédente, 2 bandes perforées sont utilisées. Mais la machine n’est pas assez fiable ni assez rapide pour pouvoir être commercialisée.

Et comme le souci principal n’était pas, semble-t-il, d’économiser la place au sol, un autre prototype fut présenté en fonctionnement :

A cette machine succéda une version « raccourcie », la « Angle-End Monotype ». Un seul exemplaire en fut construit, c’était le modèle le plus abouti présenté à Chicago en 1893, et aussi le dernier entièrement conçu par T. Lanston.

Là encore, même si la machine fonctionnait, elle ne pouvait raisonnablement être proposée à la vente. Peut-être le destin de la Monotype, s’il avait tenu, à ce moment-là, seulement à Lanston et à son ami Seaton, aurait-il fini prématurément. Mais Lanston avait fait la connaissance de Harold Malcolm Duncan, journaliste lié au milieu de l’imprimerie, et fut par son intermédiaire présenté à J. Maury Dove. Dove, riche commerçant (de charbon en particulier), prit fait et cause pour l’invention de Lanston, et devint le premier président de la Lanston Monotype Company (fondée à Washington en 1887). Bien qu’il ait accepté cette charge provisoirement, pour une durée de six mois, il devait en fait rester à ce poste pendant trente ans.

Il était urgent, à ce moment-là, de mettre sur le marché une machine qui puisse concurrencer la Linotype, déjà largement implantée dans plusieurs pays. La société créée à Washington donna naissance, en 1892, à la Lanston Monotype Manufacturing Company, établie à Philadelphie. En 1894, une commande fut passée à la société Sellers & Co., à Philadelphie, pour 50 fondeuses. Et pour lutter sur le même terrain que la machine de Mergenthaler, particulièrement bien implantée dans les journaux, il fut décidé de construire des machines à la typographie restreinte, dites « Limited font », qui ne comportaient que 132 matrices, au lieu de 225 sur le modèle précédent (les Linotype en avaient 90). C’est à ce moment-là que la Monotype fut réellement proposée aux imprimeurs, et une deuxième commande de 50 machines fut bientôt mise en chantier.


Avec l’arrivée de J.S. Bancroft, ingénieur-mécanicien chez Sellers, un tournant est pris. Car même si T. Lanston avait déjà établi tous les principes de la Monotype, il n’était pas inutile de s’associer les compétences d’un « praticien » particulièrement doué et qui se passionna aussitôt pour cette aventure. Lanston, sans doute, fut quelque peu frustré de n’être plus au premier plan, mais il n’était plus seul dans le projet.
Après le volet technique, il restait encore le volet « commercial » à développer, toujours sous la pression d’un concurrent très actif, la Linotype de Mergenthaler.
Bancroft redessina les différentes parties de la machine, et revint aux 225 matrices. Il imagina un système de déplacement du châssis porte-matrices qui, sans avoir à revenir à un « point zéro » entre chaque lettre, trouvait le chemin le plus court entre deux positions, ce qui augmenta la vitesse de façon significative.
C’est également Bancroft qui, quelques années plus tard, mit au point le clavier « modèle D ».

L’Angleterre, à cette époque, apparaissait, plus que les États-Unis, comme une source abondante de capitaux pour les nouvelles entreprises. C’est pourquoi, en mai 1897, J.M. Dove et H.M. Duncan embarquèrent pour une traversée de l’Atlantique, accompagnés de quatre exemplaires du modèle « Limited font ». Sur le bateau, ils eurent la bonne fortune de faire la connaissance du comte de Dunraven, « yachtman » connu pour avoir pris part, à trois reprises, à l’America Cup. C’est le comte de Dunraven qui, après une première démonstration de la Monotype à Londres, forma une association pour réunir la somme, considérable, de 220 000 livres (soit environ 1 million de dollars) qui permit d’acheter les droits d’exploitation de la Monotype. Cette somme correspondait à ce que Dove et ses associés, à Philadelphie, jugeaient indispensable à l’établissement d’une société de production et au démarrage de l’exploitation.
Ainsi se trouva partagé l’avenir de la Monotype : pendant que la société basée à Philadelphie se réservait la commercialisation pour l’ensemble du continent américain, la Lanston Monotype Corporation (qui prit le nom, en 1931, de « The Monotype Corporation Limited » s’attaquait, depuis Londres, au reste du monde.


Avec la mise en construction d’une usine de production à Philadelphie et la mise au point, en 1899, par J.S. Bancroft, d’une fondeuse vraiment opérationnelle, la Monotype sortait du berceau. En Angleterre, on s’activait tout autant : la Lanston Monotype Corporation avait rassemblé un capital de 550 000 livres, ce qui lui permit aussitôt d’acheter un terrain à Salfords, près de Redhill, et d’y faire construire deux bâtiments. Les premières machines, construites à Philadelphie, étaient démontées et réassemblées par les mécaniciens de Salfords. Si la première machine, du modèle Limited font, installée en Angleterre (chez Wyman & Sons) en 1898, était américaine, bientôt les ateliers anglais furent en mesure de produire leurs propres machines. En 1908, année où le clavier « modèle D » apparut, l’installation de plusieurs machines au Times apporta une consécration au procédé et la branche anglaise pouvait se vanter d’avoir vendu entre 1 100 et 1 150 fondeuses, et environ 1 550 claviers.
T. Lanston, après la sortie du clavier modèle D, abandonna ses fonctions au sein du site de production, et devint simple « consultant ». Dépassé peut-être par l’ampleur des aspects commerciaux de son invention, il ne contribua plus beaucoup aux destinées de la Monotype jusqu’à sa mort, survenue à Washington le 18 février 1913.
Réf. : Seán Jennett, Pioneers in printing, 1958.
Richard Huss, 1973.
Monotype Recorder, janvier-février 1932, automne 1937 et automne 1949.
Inland Printer, mai 1924.